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Nous avançons

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  Nous avançons.
  Arkadi BABTCHENKO
  
  
  Nous avançons. Ça fait quatre heures que notre régiment, qui s'étire sur un kilomètre, se traîne sur les routes de Tchétchénie. C'est la fin d'une trêve de deux semaines. Il semblerait qu'on nous balance à Grozny.
  Aujourd'hui enfin la pluie s'est arrêtée, et la neige s'est mise à tomber, on dirait du coton moelleux et blanc. La colonne a disparu, on ne distingue plus que les contours de deux voitures devant et derrière nous. Les capots de leurs moteurs sont relevés, leurs dynamos surchauffées fonctionnent en silence sous la neige qui tombe. Sur les blindés, des silhouettes se pelotonnent dans leurs uniformes d"infanterie.
  Ils ne disent rien, ne font rien, ne pensent à rien, mais ils sursautent à l'unisson quand le chauffeur change de vitesse. La neige façonne des petites pyramides blanches sur leurs chapkas. Sur les revers de leurs poches de poitrine, elle forme des petits rectangles bien réguliers, comme elle le fait sur les rebord de fenêtres. La neige recouvre les épaules, les visages, les vies... Rien n'existe, si ce n'est cette neige mouillée, ce froid et cette guerre. Le temps s'est arrêté. Depuis combien de temps avançons-nous? Un an, deux ans? Non, quatre heures seulement. L'univers a disparu. Il n'y a rien d'autre au monde que moi et ces vingt soldats sur deux blindés, un devant, un derrière nous.
  Des gouttes glacées s"écoulent tout doucement de ma chapka et roulent de mes omoplates jusqu'au creux de mes reins. J'essaie de ne pas les sentir. J'essaie de me soustraire au froid. Ce n'est pas si difficile que ça. Il faut seulement se laisser geler entièrement, jusqu'aux os, pour que l'organisme soit complètement refroidi : la température des reins, du foie, de la vessie doit descendre au niveau de celle de l'air. Alors le froid, ne rencontrant aucune résistance ni aucun obstacle va entrer dans ton corps, mais aussi en sortir de la même façon. Ce sont les sauterelles qui sont capables de faire cela, se transformant sans difficulté l'hiver en un morceau de glace qui au printemps fondra pour se remettre à vivre. Je veux devenir une sauterelle.
  La seule chose, c'est qu'il ne faut pas trembler. Le tremblement fait tout louper.
  A côté de moi, Pinocchio dort. Il s'est recroquevillé, comme s'il avait été blessé au ventre, et il ne bouge pas. La neige l'a presque entièrement recouvert, comme une carapace de tortue. Il dort dans une très position très inconfortable, son menton appuyé sur le chargeur de son arme, les fesses suspendues en dehors du blindage. N'importe quel autre que lui serait déjà passé par-dessus bord, aurait culbuté sous les roues, mais Pintcha ne tombe pas, et il ne tombera pas. Parce qu"il ne lui arrive jamais rien, il peut bien s'endormir au fond d'un tank, la tête sur les chenilles, entre les rouleaux compresseurs, il ne sera pas écrasé. Un jour même, pendant une fusillade, il est sorti de la tranchée, s"est levé de toute sa hauteur et s"est dirigé vers la cuisine pour manger un morceau, bien droit sur ses jambes : il n'a pas été touché, aucune balle ne l'a atteint. Dieu protège les enfants et les idiots.
  Sur la tourelle Kharitone trône, les jambes écartées. Il a les épaules déployées, le pouce à la ceinture, le regard guerrier. Un vrai Rambo. Pour qui se pavane-t-il, mystère, la neige empêche toute visibilité. Mais il faut dire que Kharitone se déplace toujours dans cette posture. Apparemment, il veut personnifier l'invincibilité de la machine militaire moderne. Ce sont des choses qui arrivent. Quand on t'amarre de seize kilos de ferraille, qu'on te met dans les mains une arme qui peut tirer jusqu'à 700 fois à la minute, qu'on fourre tes poches de dizaines de grenades, chacune pouvant exploser en deux mille éclats, un certain sentiment de toute-puissance t'envahit. Mais ça se soigne. Et en règle générale dès que tu essuies ta première fusillade. Il suffit de se retrouver étalé un bon moment par terre, le visage dans la merde de vache, et ce sentiment de toute-puissance disparaît aussi vite qu'il était apparu. Mais manifestement, chez Kharitone c'est une occurrence chronique. Un jour même, notre blindé avait dérapé sur du verglas près de Goragorsk, il était resté suspendu aux ¡ au-dessus du vide, Kharitone n'avait pas changé de pose, il avait blêmi, s'était mis à transpirer, mais il n'avait pas sauté. Et là, aujourd'hui, ses lèvres ont bleui, il grelotte comme une feuille de tremble, mais ne vient pas se réchauffer près de nous sur le blindage. Il n'a même pas échangé son bandeau contre une chapka.
  Près de Kharitone, Romanytch s'est installé. Parfois, il me semble que Romanytch est déjà mort : il reste assis du matin au soir dans la même attitude, les jambes croisées et la tête tombant sur la poitrine. Je lui secoue parfois la jambe, il soulève alors les paupières, garde les yeux ouverts quelques secondes et se déconnecte à nouveau, loin de toute perception de ce monde. Il y a une semaine, la guerre l'a brisé : avant cela, Romanytch était un soldat vif et plutôt compétent, mais en à peine deux jours il s"est transformé en une poupée de chiffon. A présent, c"est un ersatz pitoyable d"humain, la tête penchée sur le côté, avec de la morve qui lui pend au nez en permanence, les yeux troubles, recouverts d"un voile comme ceux d"une vache et ses mouvements sont indolents et confus. Il dort presque tout le temps. On pourrait le brûler, lui arracher la peau avec une pince, il ne bougerait pas et ne résisterait pas, il gémirait seulement. Il sera bientôt tué.
  La place du commandant est occupée par le lieutenant Kolessine, le chef de notre peloton de grenadiers. Il est assis et laisse ses jambes pendre par la trappe. Kolessine, Kolesso , Ou Z"yeux-Bleus. On lui a donné ce surnom à la gare de Briansk où ce bon vivant a été tabassé par des flics avant de rejoindre le régiment avec deux énormes hématomes violets à la place des yeux.
  Le commandant est le mieux installé de tous, il a les jambes au chaud, un coussin calé sous les fesses, il ne se gèle pas la carcasse sur le blindage, le casque de liaison radio qu"il a sur la tête est imperméable bien que diablement inconfortable, et le battant de la trappe lui protège la poitrine du vent. Mais à vrai dire, le lieutenant se fout du confort : il est ivre mort. Il l"est en permanence d"ailleurs, notre aviateur alcoolique. Mais pour sa défense il faut dire qu"il ne voulait pas prendre la direction de notre peloton, il voulait être une simple " contrebasse ", mais dans la structure militaire, il a le grade de " lieutenant ", et il n"a pas pu se défiler, il a dû accepter de nous prendre sous ses ordres.
  Notre commandant est aussi incroyablement fort. Un jour il s"est glissé sous l"avant d"un blindé et l"a remonté sur ses ressorts. Quatorze tonnes. Et il est immense, il fait plus de deux mètres et il doit chausser du 49. Quand nous sommes arrivés au régiment, il est resté deux semaines sans bottes, il se baladait en uniforme avec des espèces de galoches en caoutchouc aux pieds, comme un vagabond, jusqu"à ce qu"un capitaine arrive en beuglant à la caserne : " J"en ai ! J"ai trouvé ! Taille 49 ! Deux bottes d"un mètre ! ".
  Le commandant tire aussi comme un Dieu. Je l"ai vu abattre un corbeau en plein vol à 250 mètres suite à un pari.
  De plus, Kolessine est lettré. Ça arrive que la nuit, lui et moi nous parlions de littérature, de Remarque et de Tolstoï. Je crois que ce sont les moments les plus délirants de toute ma guerre.
  Pour le moment il ronfle, accroché à la mitrailleuse, la neige voletant dans sa bouche entrouverte.
  C"est Kouks qui conduit. Kouks est un excellent chauffeur, mais c"est un abruti. Quand il en a assez d"avancer comme une tortue, il met les gaz et se met à doubler toute la colonne. Kolesso, sans se réveiller, se met alors à lui donner des coups de talons dans la tête et Kouks se replace dans la file.
  Deux autres voitures complètent encore notre peloton, elles traînent quelque part derrière. Elles se suivent et ne s"écartent pas de la route : ici personne ne s"écarte jamais des ornières qui ont été tracées par les premiers. Dans ces véhicules, il y a Igor, Liokha, Oleg, Jèka, Odegov, Motoukh, Tioupaï, Garik, Valegjanine et Moutnyï.
  C"est notre peloton.
  Nous avançons.
  ***
  Le cerveau se déconnecte et tu ne sais pas depuis combien de temps tu es monté sur ce blindé. Une heure peut-être, ou bien deux, ou peut-être 24 heures. Tout se mélange : hier, aujourd"hui, demain, les jours se ressemblent comme des gouttes d"eau et la seule façon de les distinguer les uns des autres, c"est par les noms des morts : hier tel gars de la septième compagnie a été tué, et avant-hier c"était Yakovlev ; mais à part ça aucune autre différence : la boue, le froid, la fatigue et la guerre, la guerre, la guerre...
  Notre vie, c"est la nuit, la lumière violente des phares, le froid et l"odeur de l"essence. Nous ne sommes encore jamais restés au même endroit plus de 24 heures. Ça n"a donc aucun sens de monter les tentes ni de creuser des tranchées. Notre peloton se déplace en permanence. Nous n"allons pas d"un endroit donné à un autre, précis, nous nous déplaçons constamment, c"est notre quotidien, et notre domicile est un véhicule blindé.
  Bon, il faut dire que ce n"est pas si mal ici, pour qui sait se faire sa place, s"organiser. Et c"est quelque chose que je sais faire. Je suis assis dans le blindé jusqu"à la ceinture, j"ai fourré mes pieds, protégés par des chaussettes de laine, dans le moteur : c"est tout chaud, mais il faut faire attention à ce que les fils de laine des chaussettes ne se prennent pas dans la courroie du générateur, ça m"arracherait les doigts de pieds. Mes bottes sont sur le moteur à piston, mes moufles aussi, ainsi que mon paquet de clopes. Tout cela est bien sec.
  Mon pantalon lui aussi est sec, aux genoux il est même tellement réchauffé qu"il me brûlerait presque les jambes, mais je ne m"écarte pas, cette chaleur est agréable, et je l"accumule en moi, pour plus tard. Et j"essaie d"envoyer un peu de cette chaleur vers le haut, vers mes épaules et mon dos trempés qui, bon sang, malgré le groupe électrogène surchauffé sont gelés comme des cretons.
  Nos yeux sont ouverts, pourtant nous ne veillons pas, mais nous ne dormons pas non plus. C"est une sorte d"état particulier : le regard vide ne s"arrête sur rien, tu ne penses à rien et tu ne réagis plus à rien. Les panneaux avec les noms des villages criblés de balles, des bicoques détruites, des arbres trempés, la ouate neigeuse, tout ce monde qui t"entoure te traverse de la même façon que le froid, sans rencontrer aucune résistance, et c"est seulement l"inconscient qui, agissant comme un fin tamis, tente de filtrer le danger. Mais toi-même tu ne participes pas à ce processus. Ta raison et le monde forment un tout. Tu es le monde. Tu le ressens et tu le comprends dans son entier, comme cela arrive seulement dans les rêves. Ou après avoir bien fumé.
  Mais parallèlement tous tes sentiments sont exacerbés, et tu es prêt à chaque instant à te jeter de tout ton long dans la neige et à te mettre à tirer.
  Quelque part dans les montagnes on entend des missiles exploser, une kalash tire au loin, un couple d"hélicoptères passe lentement au-dessus de nous, des soldats crasseux retapent leurs carrosses, tous ces bruits ne sont pas dangereux.
  Mais il suffit à peine qu"un projectile perdu explose tout près et tu te raidis entièrement, tes mains attrapent ton arme, ton corps se colle au blindage du véhicule, tes mouvements deviennent précis et vifs comme ceux d"un lézard, tout devient clair dans ton cerveau.
  Mais il ne se passe rien.
  Je me déconnecte de nouveau. Il me semble que je m"endors même quelques secondes. J"entends quelque part une fusillade, des cris, des projectiles tirés dans notre direction, des tirs de mortier.
  Kouks change de vitesse, Pintcha et moi sommes secoués d"avant en arrière, comme un seul homme, un sniper nous tire dessus, une balle m"atteint à la gorge juste au-dessus du rebord du blindé, et je me réveille.
  Il n"y a rien. La neige tombe.
  ***
  Les véhicules sont arrêtés. Il s"est passé quelque chose à l"avant, soit un chauffeur s"est endormi au volant et son blindé s"est renversé, soit tout simplement quelqu'un a sauté sur quelque chose, Ou bien on ne sait quoi, d"où nous sommes il est impossible de voir quoi que ce soit, il y a plusieurs centaines de mètres jusqu"à la tête de la colonne. Mais nous ne sommes pas attaqués, et rien n"a l"air d"être endommagé, car nous sommes arrêtés depuis déjà 20 minutes et rien ne se passe, alors que tout autour de nous s"étendent des jardins, et sur la colline à notre gauche se dressent plusieurs maisons en ruines : ce serait l"endroit idéal pour nous tomber dessus et nous étriller.
  Kouks me tend sa gourde remplie d"eau glacée. Si je n"en bois ne serait-ce qu"une gorgée, je vais me transformer définitivement en glaçon. Mais je bois quand même. Pour résister au froid, l"organisme se débarrasse de l"humidité superflue, nous pissons toutes les vingt minutes et il faut renouveler nos réserves en eau. Je ne me permets que deux petites gorgées pour m"humecter la gorge puis je rends la gourde à Kouks et me blottis de nouveau dans mon caban.
  Le fossé qui longe la route est rempli de cadavres de vaches. Elles sont toutes dans la même posture, le flanc contre le remblai, leurs têtes relevées reposent entre leurs omoplates. Leurs gorges sont tranchées, et le poitrail de chacune d"entre elles est recouvert de sang noir. Il y en a beaucoup, cette rangée funèbre se déploie sur une telle étendue qu"on n"en voit pas la fin. Il y a sûrement plusieurs centaines d"animaux.
  - A quoi bon tout ça ? Demande Pintcha
  - Je ne sais pas. Lui réponds-je.
  - Ils les ont égorgées quand ils sont partis - crache le commandant. Il s"est réveillé. - Aucune n"a d"autre blessure. Juste pour les achever, pour qu"on ne les ait pas, nous. Ils n"allaient pas les traîner avec eux dans les camps de réfugiés... Comme quand les nôtres ont brûlé les villages pendant la guerre...
  Oui, c"est comme ça que ça se passe. C"est vrai que nous ressemblons à des occupants. On construit des commandatures, on les encercle avec des check-points, on nomme leurs policiers. Dans le meilleur des cas, ils nous témoignent de l"indifférence. La plupart du temps ils nous détestent. Tous. Même les enfants. Ils se passent le doigt sur la gorge, nous montrent leur poing levé, lorsque la colonne passe au milieu des villages. Nous ne pouvons vivre que sur la terre ou sur le béton, pisser seulement depuis le blindé, et nous déplacer seulement par pelotons, protégés par nos véhicules. On ne ressemble pas vraiment à des libérateurs.
  Mais nous ne sommes pas des occupants. Nous ne voulons rien de cette terre, seulement tirer notre temps, aller au bout de notre contrat.
  Je me brûle les doigts avec ma cigarette, déjà consumée. Je suçote un peu le mégot et le balance sous les roues. Auparavant, je l"aurais envoyé d"une pichenette dans le fossé, mais là je n"ai pas envie de le faire, j"ai peur de toucher un de ces yeux morts et grands ouverts.
  ***
  Il n"y a que nous, sur cette route, nous et ces vaches égorgées. Personne d"autre. La Tchétchénie est vide. Tous ceux qui ont pu partir l"ont fait. Depuis que nous sommes arrivés, nous n"avons pas encore vu une maison entièrement intacte, nous n"avons croisé aucune voiture sur les routes, n"avons aperçu aucune silhouette marchant dans les champs. Ça fait pourtant près d"un mois que nous sommes ici. Sur les routes on ne voit que des véhicules militaires, et dans les maisons abandonnées et pillées uniquement des soldats en maraude, on n"entend que du russe, partout. Il arrive pourtant que des fantômes emmitouflés dans des nippes se glissent hors des ruines, on dirait des femmes avec des enfants, mais difficile à dire vraiment : est-ce que ce sont des gens, des animaux ? Et ils nous regardent, nous regardent, nous regardent... Ils nous regardent passer. Et puis ils passent leur pouce sur la gorge.
  Parfois même ces fantômes sont très nombreux. Sur les marchés ils sont jusqu"à des centaines. Mais pourtant on n"a pas l"impression d"avoir à faire à une foule vivante, on ne ressent pas la vie. Des spectres. Et lorsque nous passons, ils ne disent jamais rien, ils regardent. Seulement des bonnes femmes et des enfants.
  On a l"impression qu"on joue à la guerre avec nous-mêmes. Comme un chat qui essaierait d"attraper sa queue à laquelle serait accrochée un morceau de zinc, celui dont sont faites les cartouches. Pour le moment, personne n"a vu un Tchétchène vivant. Ni un mort, d"ailleurs.
  Mais pourtant on nous tire dessus en permanence. Qui et d"où, impossible à dire. Des balles traçantes fusent depuis l"étendue neigeuse, depuis des maisons vides ou de derrière des arbres, ou à ce qui ressemble à des arbres et des maisons, ces balles apparaissent d"elles-mêmes, elles passent au-dessus de nos têtes, et de la même façon elles disparaissent d"elles-mêmes. Qui tire sur qui, vers où, personne n"en sait foutre rien. Peut-être que c"est nous qui sommes visés. Ou peut-être qu"au contraire, c"est nous qui visons.
  ***
  Des véhicules blindés défoncés sont flanqués sur le bas-côté de la route, leur gros ventre contre la neige. Leurs moteurs se refroidissent, et les soldats de l"infanterie se penchent sur eux, veillant à ne laisser s"échapper dans l"air aucun joule de cette chaleur. La neige les recouvre comme des cadavres. Rien ne change, personne ne bouge.
  Il n"y a dans notre régiment pas un seul nouveau blindé, ils ont envoyé à la guerre tous les vieux véhicules plus ou moins retapés. Le matériel nouveau, les engins en bon état ils se les gardent pour les parades. Ceux-là sont bons à aller à la casse. Mais qu"ils soient occupés par des humains, envoyés eux aussi à la casse, ça a peu d"importance...
  On accroche les blindés cassés à des câbles, et un blindé sur deux traîne derrière lui un autre baquet de ferraille.
  Et quand il n"y a aucun moyen d"accrocher le blindé, on le pousse alors dans le fossé et on le plante là avec l"équipage. C"est leur problème à présent. C"est chose courante pour notre armée que d"abandonner les siens. On se dit que derrière viendra " un diable " (un tank-remorqueur), qu"il ramassera les accidentés, mais il est arrivé un jour à Kouks de se retrouver dans cette situation et personne n"est venu le repêcher. Il a creusé un trou et s"y est caché pendant deux jours sans dormir ni bouffer, tous les sens en éveil sous la neige qui tombait et prêt à tirer au moindre chuchotement. Lorsque l"unité de reconnaissance l"a retrouvé, (et même pas la nôtre d"ailleurs, mais celle du régiment voisin), Kouks n"avait plus toute sa tête et déclarait qu"ils ne l"auraient pas vivant.
  Du reste, personne n"a de griefs à formuler envers le commandement de notre régiment. Il n"y est pour rien. C"est la guerre. C"est l"armée. La colonne entière ne peut pas s"arrêter devant chaque moteur endommagé, ce n"est pas possible.
  ***
  De nouveau je suis pris de frissons. Ça fait trop longtemps que nous sommes ici, sans bouger : le moteur s"est entièrement refroidi et les ressources de mon corps, sans source extérieure de chaleur, s"épuisent. Le blindage glacé me gèle les fesses, la vessie puis les reins, les poumons, le cerveau et le crâne, depuis l"intérieur. Mais je n"ai pas la force de bouger, pris par une complète apathie.
  Je n"ai envie que d"une chose : allumer un feu, le plus vite possible. Mais ça m"étonnerait qu"on puisse se réchauffer aujourd'hui. Et même demain matin. Dans le meilleur des cas, demain soir. Là où nous allons, personne ne nous attendra. Alors nous devrons choisir notre position - ça nous prendra plusieurs heures - puis piocher dans la gadoue, ramper, se mettre à plat ventre pour poser des mines, ensuite déterminer les secteurs de pilonnage et calculer les points d"impact possibles de tir des Tchèques . Et il faudra faire tout cela avant la tombée de la nuit. Puis nous nous coucherons dans une eau glacée et y resterons allongés jusqu"à ce que quelqu'un se mette à nous tirer dessus. Et si toutefois la nuit se passe sans incident particulier, sans que personne ne soit tué, ce n"est que le matin que nous nous mettrons à nous creuser des abris et à monter les tentes. Nous pourrons nous réchauffer en fin de journée seulement.
  La cuisine sera installée à ce moment-là et nous aurons un repas chaud.
  C"est bien huilé, on connaît tout ça par c®ur depuis longtemps déjà.
  Bon, il faut dire que même si quelqu'un était tué pendant la nuit, on mangerait tout de même quelque chose de chaud pour le déjeuner.
  ***
  La colonne se remet enfin en route. On avance sur une centaine de mètres et en arrivant devant le panneau indiquant " Grozny ", la voiture de tête tourne à droite, pénétrant dans les jardins. Et à sa suite, chaque véhicule de la colonne se met à prendre le virage, un par un, et ce serpent de métal écrase les pommiers et les mêle à la boue en une masse inutile.
  Finalement, on y est arrivé, on est à Grozny.
  La neige s"est arrêtée, la pluie se remet à tomber. Après avoir serpenté pendant une demi-heure dans les jardins, nous débouchons dans un immense champ. Nous nous arrêtons de nouveau. Puis un ou deux pelotons isolés et l"état-major du régiment s"écartent du reste de la troupe, grimpent dans quelques voitures et se glissent dans les cours de petites maisons qui se tiennent là. Il doit y en avoir à peine cinq, pas plus.
  Une brigade d"infanterie est déjà installée ici. Des gars de Sibérie. Merde. Il y a trop d"infanterie. Tous les étages sont occupés, un tuyau de poêle dépasse de chaque fenêtre, un peloton occupe les marches de chaque palier. La terre entre les maisons a été tellement retournée que même les blindés s"y embourbent dans des ornières d"au moins un mètre de profondeur. C"est une brigade à chenilles.
  Mais on apprend assez vite que cette brigade doit partir, justement. Nous patientons notre tour, pour occuper les lieux après son départ. Les fantassins, mauvais comme des diables, courent entre leurs engins, ils transportent des matelas, des lits, des poêles et tout leur bric-à-brac, ils nous couvrent d"injures et nous cherchent en permanence, c"est tout juste si on n"en vient pas aux mains.
  Kouks monte sur le blindé et retourne Romanytch. Il ne se réveille pas.
  - Hé, réveille-toi - Kouks le secoue par l"épaule - allez, descends connard, ils vont te tirer dessus. Lève-toi, on est arrivé !
  Romanytch soulève les paupières, ses yeux sont recouverts de ce voile pourrissant et répugnant, il ne comprend pas ce qui se passe, il ne comprend pas où il est ni ce qu"on attend de lui. Tout le long du chemin il a vécu dans un monde connu de lui seul, son cerveau vidé nourrissant une ultime aspiration : perdre définitivement la raison et ne plus jamais revenir à cette réalité. Mais Kouks le fait revenir brutalement à elle et elle lui cause une souffrance physique bien visible.
  Kouks lui donne des coups de poing. Puis des coups de crosse. Sous les torgnoles, Romanytch se décolle du blindage en sanglotant mais ses jambes ne le soutiennent pas et il tombe dans la boue. Il se vautre de tout son long, à plat ventre, s"enfonce dans la gadoue jusqu"aux genoux, laissant à la surface son empreinte, comme dans les dessins animés. On le tire de là, mais il ne tient toujours pas debout, et il s"étale de nouveau, sur le dos cette fois. Maintenant il ressemble à un grand ravioli crasseux et pané sur toutes les faces. Kouks le tient par l"épaule et lui essuie le visage, lui enlève la boue des oreilles, de la bouche, et lui essuie la peau du nez d"un revers de sa manche rêche. Un filet de sang coule le long du masque de boue. Romanytch pleure.
  Les Sibériens se marrent.
  - Hé les piétons, pourquoi vous êtes si crasseux hein ? nous crie un petit Bouriate trapu vêtu d"une combinaison de tankiste.
  Nous enrageons. Nous n"avons aucune pitié pour Romanytch. On aurait plutôt envie de le rosser, cette espèce de vache, enfoiré, âne bâté, lève-toi tarlouze !!
  Je réplique quelque chose au Bouriate, du style, vous auriez vécu à notre place dans la boue, au lieu de vous barricader dans des appartements, enfoirés de l"arrière front..., mais les gars me rabattent vite le caquet : " non mais tu débloques sergent, ça fait déjà sept mois qu"on rampe dans les montagnes ! "
  Je ferme ma gueule. Je fulmine en silence, en moi-même. Qu"est-ce qu"il y a à dire, bon sang ? Et puis finalement, c"est bien nous qui sommes venus nous installer dans leurs appartements.
  Putain.
  Finalement, on est arrivé à Grozny.
  
  
  Traduction du russe : Bleuenn ISAMBARD

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