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Le Premier Jour

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  LE PREMIER JOUR
  Arkadi BABTCHENKO
  
  
  Je me rappelle bien le premier jour. Nous avons roulé toute la journée, du petit matin jusqu"au soir, tard. Nous étions partis à l"aube de Mozdok , en direction de la Tchétchénie. Mais nous n"avions pas pris la même route qu"en 1996 , celle qui passe par Voznesenskaya, Malgobek et Karabulak , mais une autre qui traversait Ishcherskaya et Goragorsk où une école en ruines se dressait au beau milieu du village (les tanks l"avaient pilonnée dessus depuis la route), et des enfants jouaient autour de cette école, au foot ou à je ne sais quel jeu.
  Je me rappelle très distinctement les prianiki . Des prianiki roses, achetés à une femme qui les vendait sur le bas-côté de la route : dans un virage, notre blindé avait dérapé, trois de ses roues étaient suspendues au-dessus du vide, comme par hasard du côté où je me trouvais, et c"est une drôle de sensation que d"être assis sur le blindage avec 400 mètres de vide sous les fesses. Les gars s"étaient précipités de l"autre côté, et moi j"étais tombé dans une sorte de stupeur, comme paralysé : j"ai une peur maladive du vide. Je m"étais juste accroché à une poignée et je regardais en bas. Puis le blindé s"est redressé, nous en sommes descendus et avons profité de la pause pour faire des réserves de bouffe.
  Il n"y avait que des bonbons et des gâteaux à vendre. Nous avons acheté une quinzaine de litres soda et tous les prianiki de cette femme, un énorme paquet.
  Ces prianiki, que nous avons mangés de nos doigts gris et sales, furent les meilleurs de toute ma vie.
  Vers midi, quelque chose s"est mis à siffler dans notre blindé, on nous a poussés dans le fossé où pendant près d"une heure nous nous sommes affairés à réparer la panne tout en observant l"interminable défilé de notre régiment. La colonne était incroyablement longue, elle devait s"étendre sur au moins dix kilomètres.
  On vit, derrière un massif boisé, étinceler les toits en zinc d"un village. Le commandant du régiment ordonna d"aller jeter un coup d"®il de ce côté. Personne, de la colonne entière, ne s"arrêta à notre niveau.
  L"avarie était anodine, nous en vînmes vite à bout et nous pûmes rattraper rapidement le régiment. Mais on nous avait bel et bien plantés là, avec notre blindé en rade, le reste de la troupe continuant sa route. Et ça nous est resté pour toujours en travers de la gorge.
  Plus tard, un officier à grandes lunettes nous a rejoints. Ses verres se mouchetaient de boue, il les enlevait, les essuyait avec son mouchoir, mais ils étaient de nouveau maculés deux minutes plus tard. Il en a eu finalement marre de les nettoyer et se contentait alors d"y tracer avec ses doigts deux traits horizontaux à travers lesquels il regardait.
  Ce jour-là, nous avons traversé presque toute la plaine de Tchétchénie : les combats s"y étaient tus, l"armée occupait ses positions tout autour de Grozny et notre régiment venait en renfort, pour se poser en position arrière.
  A la nuit tombée nous nous sommes arrêtés devant deux petites montagnes qui s"élevaient en terrasse de chaque côté de la route. Elle s"engouffrait entre elles comme une rivière dans un défilé.
  C"était un paysage vraiment atypique pour cet endroit de la Tchétchénie, dominé par les plaines. Je n"ai jamais su où c"était exactement. On ne nous disait jamais rien : où nous allions, et pourquoi. Personne ne nous fixait d"objectifs militaires et ne nous informait de rien du tout d"ailleurs : on nous faisait monter sur les blindés et on nous emmenait.
  Dans quel but ? Aucune idée. Nous n"étions que du bétail militaire insignifiant.
  Les nuages s"étaient dispersés, la lune brillait. Le champ était éclairé de nombreux feux de camp, les véhicules militaires étaient laissés en plan, et partout, des grappes de soldats. On entendait des canonnades sur le sommet d"une des montagnes. Ça faisait froid dans le dos, c"était angoissant, mais on ne ressentait pas encore cette impression de la guerre, cette sensation que ça y"est, tu y es, tu as passé la ligne, tu es entré dans le cercle.
  Il faut dire aussi que nous n"avions pas encore vu les conséquences de la guerre, à part Goragorsk amoché qui, comme nous l"avons compris plus tard, pour amoché ne l"était presque pas, par rapport à d"autres.
  Rien à voir, en effet, avec le village de Zony dans lequel je suis allé six mois plus tard et dans lequel pas une seule - mais vraiment pas une seule ! - maison n"est restée debout.
  Ce premier soir, lorsque nous sommes arrivés, je ne pouvais presque plus bouger. Il se trouve que c"est extrêmement difficile de rester assis une journée entière, en plein hiver, sur un blindage gelé, sous une bruine incessante. Une véritable torture.
  Je vois encore cette première nuit, comme si je regardais une photo. La lune. Ces deux montagnes, pas très élevées, mais abruptes et si proches. Les explosions sur le sommet de l"une d"elles. Le fracas des projectiles. La boue, non, même plus de la boue, du purin. Les feux. Les véhicules. La route. Les soldats. L"incertitude. Nulle part où s"asseoir. Nulle part où s"allonger. Seulement rester debout.
  Nous sommes restés debout comme ça, longtemps. De longues heures. Sans que personne ne nous dise rien. Sans que personne ne nous donne aucun ordre. Sans que personne n"explique rien, ne nous donne rien à manger, ne nous donne d"indication et ne sache rien.
  Puis plus tard il est apparu que ce n"était pas là qu"on avait besoin de nous, mais non loin de là, de l"autre côté de ces montagnes. Mais les " Tchèques " y étaient fermement installés et n"avaient pas l"air décidés à partir. Ça faisait bien trois jours qu"on les étrillait à coup de mortier. Et tant qu"on ne les aurait pas écrasés complètement, on ne pouvait pas se mettre en route, parce qu"il était impossible de passer par ce défilé, et il n"y avait qu"une seule route.
  Mais pourtant malgré les bombardements, les missiles qui venaient depuis l"autre côté, il semblait que des tirs étaient tirés en réponse depuis la montagne. A l"époque je ne pouvais encore vraiment m"y retrouver, faire la différence entre les armes, ne savais estimer la direction ou la portée d"un tir d"après le bruit produit, mais malgré cet échange de rafales, nous ne ressentions toujours pas cette foutue impression de guerre. Comme si on avait autre chose en tête. Nous ne voulions qu"une seule chose : nous allonger, ou bien nous asseoir, ou bien au moins ne serait-ce que s"adosser à quelque chose !
  Puis le bivouac a enfin été ordonné. Les gars de l"infanterie ont débarqué de leurs blindés et se sont mis à installer leurs tentes. Et le peloton des Transmissions ? Non mais merde, pourquoi les Transmissions se retrouvent toujours sur le cul ? Nous n"avions que deux blindés : un blindé de combat qui était en service en permanence et un second, celui du commandement de l"état-major, devait toujours être tenu à disposition. C"est pourquoi toutes nos affaires (lits, poêle, tente, pelles et piquets) étaient on ne sait où dans un convoi à bord d"on ne sait quel foutu camion " Oural " .
  D"abord il a fallu chercher le convoi. Puis le commandant du convoi. Puis avec le commandant du convoi il a fallu chercher quelqu'un qui sache quel était notre " Oural ". Puis il a fallu chercher l"" Oural ". Nous l"avons trouvé. Mais nous aurions gagné à ne pas le trouver : il y avait sur ce camion plus de bric-à-brac que ce que les Arabes
  mettent sur leurs chariots sur les marchés : des montagnes de bûches, planches, lits, tentes, piquets, bâches, poêles et autres merdes, jetées là n"importe comment.
  Et évidemment, le matériel du peloton des Transmissions était tout en dessous. On avait été les premiers à charger. Nous avons mis très longtemps à trouver les tentes. Puis nous avons sorti les piquets de là, puis nous avons bataillé pour extirper les lits. Nous avons abandonné l"idée d"exhumer le poêle, c"était complètement utopiste...
  Aucun d"entre nous n"avait jamais monté de tente militaire. Ça nous a pris une heure pour arriver à quelque chose, en tâtonnant. Nous nous sommes alors installés tant bien que mal, de travers et vacillants dans la gadoue gluante, avec la toile de tente qui s"affaissait déjà et d"où se mit à couler un filet de pluie. Nous étions tous trempés, sales, il n"y avait pas d"eau à part celle des flaques dans lesquels nos pieds barbotaient, pas de chaleur, rien à bouffer, rien, bon sang... et encore une fois, nulle part où s"asseoir.
  A ce moment-là je n"avais plus que deux idées en tête. La première était : " Mais bon sang pourquoi je suis venu ici ? Non mais pourquoi nom de dieu ? "
  Et la seconde : " Putain, dorénavant ça sera COMME ÇA tout le temps ! "
  Les gars avaient chipé deux portes quelque part. Nous les avons posées sur des boîtes de cartouches en zinc. Le commandant s"est couché sur l"une d"elles, et trois gars se sont serrés sur la deuxième. Le reste de la troupe s"est couché directement dans la boue humide. J"en faisais partie. Sans enlever nos bottes, nous nous sommes enfoncés dans nos sacs de couchage et nous nous sommes affalés dans l"eau.
  Il est inutile, je pense, de s"étendre en détails sur cette nuit-là. La merde.
  Le plus drôle, c"est qu"en effet, ça a toujours été comme ça par la suite. Seulement, nous en avons pris de la graine. Nous n"avons plus jamais rien mis dans les " Oural ", nous chargions tout sur nos blindés, ou plutôt sur le blindé du commandement de l"état-major. Nous avons scié les châlits superposés et avons fait flamber les étages supérieurs. Avec la partie inférieure, nous avons fabriqué un immense bouclier posé sur les caisses à outils. Nous prenions soin de nos portes volées comme de la prunelle de nos yeux et avions toujours un ®il sur elles. Comme nous ne réussissions pas toujours à piquer des caisses à l"artillerie, nous avons appris à allumer le poêle avec un bidon d"essence dans lequel nous imbibions un chiffon. Dans un des chargements on a volé un deuxième poêle, et on a balancé tout le reste. A la fin, on montait la tente en vingt minutes.
  
  ***
  
  Une nuit, le chef d"état-major a débarqué, comme un fou. Il s"est mis à nous ruer de coups de pied, a vidé une cartouche de son fusil sur le toit de la tente, et a balancé une grenade. Il a dû la balancer derrière la tente, je ne me souviens plus, car j"ai bondi et j"ai couru pour ne m"arrêter que quand elle a explosé. Le chef d"état-major frappait notre commandant de peloton, en lui criant dessus : " Où est la liaison-radio ? Elle est où cette foutue liaison, connard ? ". Il n"y avait pas de liaison radio. Le blindé était planté là, gelé et inopérant. Les radios étaient éteintes. Les écouteurs étaient piétinés, par terre, dans la boue.
  C"est qu"elle nous était complètement sortie de la tête, cette liaison-radio...
  Sabbit, le plus jeune d"entre nous, a couru comme un lapin au blindé de combat. Le matin-même on l"avait extrait tout bleu, claquant des dents, de cette caverne métallique. Personne ne l"avait relevé pendant la nuit.
  C"est bizarre, mais cette fois-ci je ne me suis pas fait cogner. Je crois bien que c"est la seule fois. Peut-être que j"ai été épargné, cette fois-ci, parce que je suis officiellement pointeur-radiotélégraphiste, et que je n"ai pas à être de garde en principe, même si ça m"est arrivé de l"être par la suite. Mais en réalité, le chef d"état-major a du mal à s"y retrouver dans tout ça...
  Je suis revenu dans la chambrée. Les étoiles brillaient juste au-dessus de ma tête, à travers une trentaine de petits trous nets et semi-sphériques. De l"eau en coulait.
  
  ***
  
  Et le lendemain matin on a appris le premier suicide de notre régiment. Un jeune gars de l"infanterie, venant d"on ne sait quel coin, s"était tiré une balle dans la nuit alors qu"il était de garde. Il n"avait pas supporté cette journée, notre premier jour de guerre.
  Et pourtant il n"y avait encore rien eu. Ni guerre, ni bombardements, ni Grozny, ni les montagnes, ni morts. Rien du tout. On avait simplement roulé, et puis ensuite on s"était seulement couché dans les flaques de boue : d"accord, on ne peut pas appeler ça un rêve. Mais il en avait assez vu.
  A ce moment, cette mort a appelé en chacun d"entre nous le même sentiment : une irritation mauvaise. Quel imbécile, mais quel imbécile, mais pourquoi est-ce que t"as fait ça ? Pourquoi ? Et même malgré la guerre, l"instinct de vie se réveillait encore en nous à ce moment-là et nous ne pouvions pas comprendre cela, ni le pardonner, parce que c"était une trahison, une trahison envers nous, qui étions déjà un peu abrutis, mais quand même là à traîner dans cette boue glaciale, à la recherche d"un peu de chaleur, d"un endroit sec, de bouffe. Trahison envers ceux qui avaient été tués avant nous. Et trahison envers ceux qui seront tués : ils pouvaient vivre, ils voulaient vivre, mais ils n"auraient pas cette possibilité, et toi tu l"avais cette possibilité, mais, imbécile, tu t"es tiré une balle !
  Du reste, cette colère se mélangeait à de la pitié. Alors on avait encore pitié de lui. Oui, à l"époque on avait encore pitié. Plus tard ce sentiment a disparu et la mort des nôtres, même lorsqu"elle était accidentelle ou absurde, nous mettait seulement en rage.
  Quant à la mort des autres, nous y étions parfaitement indifférents.
  Mais cette première mort nous a fait prendre conscience de la valeur de la vie. Merde, je pourrais tout encaisser, tout faire, mais jamais je ne me foutrai en l"air. Ce matin-là, nous avons tous changé. Légèrement, de façon imperceptible, mais aussi irréversible. Le matin de ce jour qui fut pour nous le deuxième jour à la guerre.
  Même si plus tard, de temps en temps, il m"est arrivé de penser que, peut-être, c"est lui qui avait eu raison. Et peut-être qu"il était écrit qu"il ne devait pas rentrer. Alors dans ce cas pourquoi s"embêter plus longtemps ?
  Mais c"est une pensée de pure logique. Du domaine des mathématiques, pas de la vie.
  Les " Tchèques " étaient partis, ou bien avaient été écrasés, quoiqu"il en soit ça ne bombardait plus la-haut. C"est bizarre, mais pendant la nuit cette canonnade toute proche ne m"avait pas inquiété du tout, alors que je n"en avais jamais entendu auparavant et n"en avais donc aucune habitude.
  Nous étions prêts à nous mettre en route, mais le mort a retenu le départ de la colonne pour un moment. Cela a justement suffi pour faire chauffer l"eau pour le thé dans les gamelles.
  On s"est mis à grignoter des biscottes. Et puis quelqu'un a sorti les prianiki roses. Ces prianiki de Goragorsk. Qui semblaient sortir du millénaire précédent.
  Comme les jours peuvent paraître longs, parfois...
  Même si je sais aujourd'hui que ce jour interminable était en réalité le plus court.
  
  
  Traduction du russe : Bleuenn ISAMBARD
  
  
  

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